Le nucléaire dans la taxonomie : la balle est dans la main des États.
Suite à la publication de la proposition d’un 2ème acte délégué pour inclure le nucléaire et le gaz dans la taxonomie, Claude Fischer Herzog a fait part de sa position positive : pas de doute, pour la directrice des Entretiens Européens, ce texte est une forte incitation aux Etats pour qu’ils s’engagent, «planifient » leurs projets et proposent des montages financiers attractifs pour attirer les investisseurs qui n’attendent que ça !
Les investissements pour le renouvellement du parc nucléaire en Europe s’élèvent à 500 milliards (et même 800 si on vise 25% de nucléaire dans le mix en 2050 et non pas 15% comme le prévoit la Commission européenne), et au moins 100 pour la France (50 pour la prolongation du parc, déjà provisionnés, et 50 pour 6 nouveaux EPR, mais 250 si on en veut 30 !). Les Etats ne pourront pas payer. Leur surendettement et le risque de crise financière avec une reprise durable de l’inflation – qui signifiera une hausse des taux d’intérêt – les obligent à mobiliser les financements en « rassurant » les investisseurs et en leur offrant des labels et des garanties.
C’est le sens de la taxonomie qui est un signal positif. Comme chacun sait, l’inclusion du nucléaire a fait l’objet de batailles politiques extrêmement vives depuis un an, avec des mobilisations multiples partout (au sein du Parlement européen, dans la société, de la part des entreprises et des Etats), et des anti-nucléaires arc-boutés pour l’exclure de la liste des activités susceptibles d’obtenir des financements « verts ». Et la guerre n’est pas terminée avant l’adoption d’un 2ème acte délégué !
Un compromis difficile et un signal positif
Je ne boude pas la décision de la Commission qui a confirmé le 2 février (après sa déclaration du 31 décembre) que le nucléaire et le gaz pourront faire partie de la taxonomie. Un compromis difficile obtenu malgré les réticences (pour ne pas dire plus) des Allemands, des Autrichiens et des Luxembourgeois qui sont prêts, Claude Turmès en tête, à aller devant la Cour de Justice pour contester la décision. Il faudrait 20 Etats et 65% de la population européenne pour bloquer le texte au niveau du Conseil, ce qui est peu probable, mais il faut se méfier du Parlement européen qui va délibérer pendant des mois.
Les investisseurs et les entreprises du secteur sont dans les starting-blocks ; ils sont prêts à s’engager, et ce malgré les limites du texte. Les conditions mises à la délivrance des labels sont paradoxalement moins drastiques pour le nucléaire que pour le gaz. Je craignais que la Commission ne choisisse les technologies qui seront labellisées à la place des Etats (SMR contre EPR par exemple), il n’en est rien. La polémique enfle sur la définition du nucléaire, durable ou de transition, et il est évident que le nucléaire est une énergie jeune, dont les applications dans de nombreux secteurs (santé, spatial, hydrogène…) en fait une énergie du futur.
Ce que reconnaît la Commission à sa façon en incitant les Etats à travailler à la fermeture du cycle du nucléaire avec la génération 4 à partir de 2050, et ensuite avec ITER. D’où les dates butoirs pour la décision de prolongation du parc avant 2040, et de construction des EPR de 3ème génération avant 2045 (ce qui nous amènerait à une fin de vie des EPR en 2145). Est-ce vraiment trop tôt, comme on l’entend ici et là* ?
Lancer la dynamique sans attendre
Il me semble que c’est au contraire une forte incitation en direction des Etats qui doivent maintenant prendre leurs responsabilités, assumer le courage de leurs décisions, et « lancer la dynamique » sans attendre selon la formule de Jean-Bernard Lévy, le Président d’EDF, ce qui donnera confiance aux acteurs de l’industrie et à ceux de la finance. J’ajoute que si les lois nationales ne sont pas adaptées, la taxonomie leur donne une bonne occasion de les rediscuter. Pour la France, c’est d’autant plus important que la loi (PPE et SNCB) n’est pas bonne. Elle n’est pas favorable à un nucléaire de long terme : fermeture de centrales d’ici 2035 (après celle de Fessenheim), visites décennales pour la prolongation des autres, arrêt d’Astrid, facteur de charge bridé à 63MG… il faut en changer ! C’est l’occasion. C’est notre bataille, et en l’occurrence, pas celle de la Commission.
Les projets des Etats devront être assortis de plans de gestion des déchets radioactifs, ce qui est légitime (la directive européenne sur le sujet date de 2011, elle a été révisée en 2016), et ceux qui sont en avance doivent pouvoir aider ceux qui sont en retard. Le modèle d’économie circulaire en France avec le retraitement des déchets par Orano avant le stockage géologique des résidus est tout à fait intéressant, et notre pays est bien placé pour coopérer/commercer sur la fermeture du cycle. Et je me réjouis à ce propos que l’utilité d’utilité publique soit reconnue au projet CIGEO géré par l’Andra. C’est un autre bon signal.
En Europe, c’est plus de 10 pays qui ont des projets, et ne soyons pas dupes, la course aux investisseurs ne se fera pas sans compétition entre les Etats ! Je suis de celles qui pensent que la taxonomie va la durcir, mais la filière pourrait aussi connaître une émulation qui lui permettrait d’en sortir renforcée.
Que vaut la taxonomie sans les projets des Etats ?
Ceci-dit, la taxonomie ne pourra pas tout ! Elle ne compensera pas la nécessaire réforme du marché ni la qualité des projets et des montages financiers pour faire baisser les coûts de financement, produire moins cher et vendre moins cher. Ceci est du ressort des Etats qui doivent nouer des alliances et des partenariats entre eux et avec les investisseurs européens. Quand la France exige d’EDF de baisser ses coûts et de vendre plus d’électricité nucléaire moins chère à ses concurrents directs, elle plombe sa capacité d’investissements, c’est elle qui travaille contre elle-même ! Le Royaume Uni a voté un projet de loi facilitant le financement des nouveaux réacteurs nucléaires avec un modèle dit « base d’actifs régulés » (RAB) déjà mis en œuvre dans de grands projets d’infrastructures tels que les réseaux d’eau : un mécanisme très intéressant en ce qu’il permet de réduire les risques pour les investisseurs et de les rémunérer dès la construction des projets (contrairement au « Contract for Difference » (CfD), trop cher).
Sortir l’électricité nucléaire des règles générales de la concurrence
La taxonomie ne pourra pas remplacer la bataille pour une réforme du marché qui aujourd’hui dissuade les investissements dans le nucléaire et pénalise les entreprises productrices comme EDF. On leur demande de fournir de l’électricité en continu, pour tous et à des prix abordables. Ce n’est pas une marchandise comme les autres. L’électricité nucléaire doit obtenir le statut de SIEG (service d’intérêt économique général) qui la sortirait des règles générales de la concurrence. En l’état du marché, la DG Concurrence – qui veille à la compatibilité des montages avec les règles de la concurrence et accorde les dérogations si besoin – a accepté les montages proposés par les Etats, le CfD pour Hinkley point, et le prêt russe pour PAKS 2 en Hongrie. Le problème, c’est qu’il y a eu très peu de projets. La taxonomie devrait les favoriser, et il n’y a aucune raison pour que la Commission refuse leur financement.
Et la France ? Qui l’empêche de faire son choix ?
Qu’est-ce qui empêche la France de lancer ses projets et de les assortir d’un bon montage financier ? On parle de 6 EPR, la Cour des Comptes avance le chiffre de 30… Le RAB serait d’autant plus intéressant que la construction d’EPR en série permettra aussi des économies d’échelle, et que les entreprises productrices ont besoin de s’engager sur la standardisation des équipements et notamment des réacteurs. Emmanuel Macron doit prendre ses responsabilités : pour la France, et pour l’Europe ! EDF est prête et toutes les entreprises de la filière attendent la bonne décision pour s’engager. Comme je l’ai dit plus haut, les investisseurs aimeraient pouvoir s’engager aussi, et mobiliser l’épargne sur des projets qui seront labellisés et garantis. (Je rappelle que l’épargne des Français représente 5000 milliards d’€).
Passer à l’offensive en Europe
Certains proposent « une renationalisation » des politiques énergétiques, mais au contraire, il faut s’engouffrer dans toutes les portes qui ouvrent une perspective sur une filière industrielle à l’échelle de l’Europe. C’est la seule voie pour donner à la France la possibilité de retrouver son leadership en Europe, et à l’Europe d’être compétitive dans le monde qui connaît une renaissance nucléaire, et où certains pays n’attendent pas pour gagner des parts de marché dans la génération 3 avec diverses technologies, et aussi dans la génération 4. (L’arrêt de Phoenix puis celui d’Astrid, l’insuffisance de moyens mis dans la formation et la recherche, la France en est la seule responsable !)
Les Etats nucléaires peuvent gagner. Encore faut-il qu’ils prennent les bonnes décisions chez eux et s’allient en Europe pour passer à l’offensive et créer le rapport de forces qui leur permettra de construire une politique énergétique où le nucléaire aura toute sa place.